Un dernier mot sur la présidentielle avant le premier tour

Comme vous l’avez sans doute remarqué, ça faisait un moment que je n’avais pas parlé de l’élection présidentielle française. La raison principale est que cette campagne a été un tel bordel qu’il était difficile de savoir ce qui allait se passer, donc j’ai préféré attendre que la date du premier tour approche, histoire d’y voir plus clair. Maintenant que nous ne sommes plus qu’à quelques jours du premier tour, j’ai pensé que je devrais vous faire part de mes réflexions. Pour dire les choses tout de suite, même si je reconnais qu’il existe une incertitude importante, je continue à penser que le résultat le plus probable est que Fillon se qualifie pour le second tour aux cotés de Le Pen. Cela dit, je dois bien reconnaître que, même s’il a enfin commencé à baisser, je croyais que Macron serait beaucoup plus bas qu’il n’est aujourd’hui, donc honnêtement cette campagne me stupéfait comme tout le monde.

Je sais que l’on va m’accuser de prendre mes désirs pour des réalités, donc je vais étayer cette prédiction par des arguments, mais je devrais aussi dire que, bien que j’aie toujours une préférence pour une victoire de Fillon, elle n’a rien à voir avec ce qu’elle était il y a quelques mois et je me satisferais tout à fait d’une victoire de Macron. Ce n’est pas que je crois que Macron serait un bon président, car pour diverses raisons je n’en crois rien, mais parce que je pense que sa victoire aurait de bonnes chances d’entraîner une recomposition de la vie politique française qui me conviendrait très bien.  D’autre part, avec toutes les emmerdes qui lui sont tombées dessus, Fillon a semble-t-il été contraint de promettre Matignon à Baroin, qui en chiraquien qu’il est mettrait forcément beaucoup d’eau dans le vin de Fillon, tandis que moi j’aime mon vin sans flotte dedans…

Bref, je ne veux pas entrer dans ces considérations maintenant, car j’aurais toujours l’occasion d’y revenir après l’élection, quel que soit le résultat. Je vais donc expliquer dans ce billet pourquoi je crois que le second tour verra probablement Le Pen affronter Fillon, même si je dois reconnaître que Macron pourrait aussi y être. Si les sondages avaient une valeur prédictive infaillible, la probabilité que Fillon soit au second tour serait très faible, car Macron conserve une avance certaine sur lui. (Je pourrais même calculer la probabilité que Fillon sera au second tour sur la base des sondages disponibles actuellement, mais pour des raisons qui deviendront claires plus tard, ça n’aurait pas grand intérêt.) Le problème est que dériver une prédiction sur la base de sondages n’a rien d’évident, à moins que les écarts soient très grands, ce qui n’est pas le cas ici. Pour expliquer pourquoi, il faut d’abord que j’explique rapidement comment marche les sondages, ce que relativement peu de gens savent.

Dans l’idéal, pour faire un sondage, on interrogerait l’ensemble de la population des gens qui voteront le jour de l’élection. Mais ce n’est évidemment pas possible pour tout un tas de raisons, à commencer par le fait qu’on ne peut pas interroger plusieurs millions de personnes. Du coup, comme il n’est pas possible d’interroger tous les gens qui voteront le jour de l’élection, les instituts de sondages construisent un échantillon pouvant aller de quelques centaines à quelques milliers de personnes et interrogent seulement les gens dans cet échantillon. Si cet échantillon est aléatoire, ce qui signifie que, parmi les gens qui voteront le jour de l’élection, chacun a exactement la même probabilité d’être inclus dans l’échantillon, alors un institut de sondage peut estimer quelle proportion de gens voterait pour chaque candidat si l’élection avait lieu au moment où le sondage est réalisé, avec une marge d’erreur que l’on peut calculer.

Pour mieux comprendre comment ça marche, il est utile d’utiliser une analogie. Imaginez que vous soyez devant une urne et, tout ce que vous savez, c’est qu’elle contient uniquement des boules de couleur rouge ou bleue. Vous voulez savoir quelle proportion des boules dans l’urne sont rouges et quelle proportion d’entre elles sont bleues, mais vous ne pouvez pas inspecter toutes les boules dans l’urne, car elle en contient plusieurs milliers et ça vous prendrait des semaines. Du coup, vous tirez aléatoirement un échantillon de 100 boules de l’urne, puis vous comptez combien d’entre elles sont rouges et combien sont bleues. Supposez que, dans l’échantillon que vous avez retiré de l’urne, 52 boules sont rouges et 48 sont bleues. Vous ne pouvez pas conclure que 52% des boules dans l’urne sont rouges et 48% sont bleues, parce que même si vous avez tiré les boules aléatoirement, le hasard peut faire et a sans doute fait que les proportions dans l’échantillon ne sont pas exactement les mêmes que celles dans l’urne. Mais si vous avez vraiment tiré les boules de façon aléatoire pour constituer votre échantillon, les proportions devraient être à peu près les mêmes que dans l’urne et il est même possible de calculer une marge d’erreur, même si cette fameuse « marge d’erreur » dont parlent les instituts de sondages ne veut pas du tout dire ce que la plupart des gens pensent. Si vous imaginez que l’urne représente la population des gens qui vont aller voter le jour de l’élection et que le tirage des boules correspond à la constitution d’un échantillon de personnes auxquelles on demande pour qui ils comptent voter, vous commencerez à avoir une idée de la façon dont fonctionne un sondage.

Je dois expliquer ce que signifie vraiment la marge d’erreur dont parlent les instituts de sondages, car peu de gens le savent et ça conduit à beaucoup d’erreurs, notamment chez les journalistes. Supposez que, après avoir retiré un échantillon de 100 boules de l’urne et déterminé que, dans cet échantillon, 52% des boules sont rouges et 48% sont bleues, vous ayez calculé une marge d’erreur de 3%. (Je vous passe les détails de comment on peut calculer la marge d’erreur, car vous avez juste besoin de savoir que c’est non seulement possible, mais aussi relativement facile.) Dans un cas comme celui-là, la plupart des gens, notamment les journalistes, sont tentés de dire que l’écart est « en dehors de la marge d’erreur ». Mais ce n’est pas vrai car la marge d’erreur s’applique à chaque proportion et non pas à l’écart entre les proportions. Autrement dit, dans l’exemple précédent où 52% des boules dans l’échantillon sont rouges et 48% sont bleues, la marge d’erreur de 3% n’interdit pas que la proportion de boules dans l’urne qui sont rouges ne soit que de 49% et donc que la proportion de celles qui sont bleues soit de 51%. En effet, si la marge d’erreur s’appliquant à chaque proportion est de 3%, ça veut dire que la marge d’erreur s’appliquant à l’écart entre les proportions est de 6%.

Mais surtout une marge d’erreur de 3% ne signifie pas que, pour chaque couleur, la proportions de boules de cette couleur dans l’urne est dans une fourchette de 3% autour de la proportion de boules de cette couleur dans l’échantillon. Ce que ça signifie, sans entrer dans les détails techniques, c’est que si vous faisiez un « sondage » de l’urne (i. e. si vous retirez aléatoirement un échantillon de 100 boules et comptez parmi celles-ci combien sont de chaque couleur) un nombre de fois tendant vers l’infini, pour chaque couleur, dans 95% des cas la proportion de boules de cette couleur dans l’urne sera dans une fourchette de plus ou moins 3% autour de la proportion de boules de cette couleur dans l’échantillon. (Le calcul de la marge d’erreur se fait généralement pour un intervalle de confiance de 95%, mais c’est purement conventionnel et, si on voulait, on pourrait choisir n’importe quel autre chiffre, comme 99% ou 90%.)

Par conséquent, si vous considérez un sondage au hasard, il est fort possible qu’il soit complètement à coté de la plaque.  Par exemple, dans l’exemple que j’ai utilisé ci-dessus, le « sondage » de l’urne indiquait que 52% des boules dans l’urne étaient rouges et 48% bleues avec une marge d’erreur de 3%. Mais il est tout à fait possible qu’en réalité seulement 45% des boules dans l’urne sont rouges, tandis que 55% sont bleues, même si un tel écart est bien supérieur à la marge d’erreur pour l’écart entre les proportions déterminé par le « sondage » de l’urne. Tout ce que la marge d’erreur de 3% vous dit, c’est que si vous répétiez cette opération un nombre incalculable de fois, dans 95% des cas la proportion de boules de chaque couleur dans l’urne (qui évidemment resterait toujours la même) serait dans une fourchette de plus ou moins 3% autour de la proportion de boules de cette couleur de l’échantillon, même si cette fourchette serait généralement différente d’une fois sur l’autre. Ainsi, il est tout à fait possible que, si vous refaites un « sondage » de l’urne, vous trouverez cette fois-ci que 47% des boules dans l’échantillon sont rouges et 53% sont bleues. Si la marge d’erreur était vraiment ce que la plupart des gens pensent, ça n’aurait aucun sens, mais en réalité ça n’a rien d’impossible car la marge d’erreur n’est pas ce que la plupart des gens pensent.

La marge d’erreur que donnent les instituts de sondages est une façon de dire quelque chose au sujet de l’erreur d’échantillonnage, i. e. l’erreur dans les résultats d’un sondage qui résulte du rôle du hasard dans le choix des membres de l’échantillon, mais comme je viens de l’expliquer elle n’a en réalité pas une grande utilité, parce qu’elle ne permet pas de tirer de conclusions sur la probabilité que le score d’un candidat soit dans une fourchette de plus ou moins la marge d’erreur autour de son résultat d’après le sondage en question. Il est tout à fait possible qu’en réalité, si l’élection avait lieu aujourd’hui, son score serait au-dessus de cette fourchette ou au-dessous parce que le hasard a fait que l’échantillon utilisé pour ce sondage contenait plus ou moins de gens comptant voter pour ce candidat que dans l’ensemble des gens qui voteront le jour de l’élection. Par exemple, si un sondage dit que Macron récolte 23% avec une marge d’erreur de 2,5%, même si l’échantillon était vraiment aléatoire (nous allons voir qu’en réalité ce n’est jamais le cas), on ne pourrait pas conclure avec que le score de Macron serait compris entre 20% et 26% avec une probabilité de 95% si l’élection avait lieu aujourd’hui. En effet, si le hasard avait fait que l’échantillon sur lequel repose le sondage comportait un nombre plus important de gens comptant voter pour Macron que dans le reste de la population, celui-ci ferait moins de 20% en dépit du sondage et de sa marge d’erreur de 3%. De la même façon, si à cause du hasard l’échantillon contenait moins de gens comptant voter pour Macron que dans le reste de la population, il ferait davantage que 26%.

Au point où nous en sommes, vous devez vous demander, après tout ce que j’ai dit, pourquoi les sondages ont la moindre utilité. La raison est que, heureusement pour nous, si vous considérez la moyenne de plusieurs sondages, les erreurs d’échantillonnage ont tendance à s’annuler car elles sont dues au hasard et il n’y a donc aucune raison pour ce qu’elles aillent toutes dans le même sens pour différents sondages. (Il reste une incertitude, mais grâce à un théorème qui s’appelle le « théorème central limite », il est possible de calculer une probabilité pour chaque possibilité. D’autre part, il n’est évidemment pas vrai qu’il n’y a aucune raison de penser que les erreurs d’échantillonnage ne vont pas dans le même sens pour différents sondages s’ils utilisent un échantillon qui est en partie le même à chaque fois, ce qui est le cas pour le « rolling » d’Ifop ou celui d’Opinionway.) À condition que l’on ait suffisamment de sondages, ce qui est le cas en France, on peut donc se faire une assez bonne idée de ce que serait le résultat de l’élection si elle avait lieu aujourd’hui, même s’il y aurait toujours un peu d’incertitude. Du moins, ce serait le cas si l’erreur d’échantillonnage était le seul type d’erreur auxquels les instituts de sondage étaient confrontés, mais comme je vais maintenant l’expliquer, ce n’est pas le cas…

En effet, il est impossible pour les instituts de sondages de constituer un échantillon aléatoire, c’est-à-dire un échantillon dans lequel chaque personne qui votera le jour de l’élection a exactement la même probabilité de figurer. Pour s’en convaincre, il suffit de songer au fait que, en pratique, on ne sait même pas exactement qui va voter le jour de l’élection. Il y a des gens qui iront voter mais ne le savent pas encore, de même qu’il y a des gens qui croient aujourd’hui qu’ils iront voter même si en fait ils s’abstiendront. Par conséquent, les instituts de sondages essaient de constituer des échantillons représentatifs, i. e. des échantillons dont les caractéristiques démographiques, socio-économiques et idéologiques ayant une influence sur le choix d’un candidat sont à peu près identiques à celles des gens qui iront voter le jour de l’élection. (En réalité, les instituts de sondage ne parviennent pas toujours à atteindre exactement leurs objectifs en terme de représentativité, donc ils donnent parfois davantage de poids à certains sous-groupes dans l’échantillon qu’ils estiment sous-représentés par rapport à la population qui votera le jour de l’élection. D’autre part, ils opèrent également ce qu’ils appellent des « redressements », qui consistent à corriger les résultats pour tenir compte de l’erreur d’observation due par exemple au fait que les gens avouent moins souvent voter pour certains partis. Pour opérer ces redressements, ils posent d’autres questions aux sondés, notamment sur la façon dont ils ont voté la dernière fois, pour essayer de détecter l’erreur d’observation.)

Le problème est qu’il est très difficile de constituer un tel échantillon, car il n’est pas évident de déterminer exactement quelles sont les caractéristiques démographiques, socio-économiques et idéologiques ayant une influence sur le choix d’un candidat et parce qu’il est encore plus difficile de déterminer quelles seront les caractéristiques démographiques, socio-économiques et idéologiques des gens qui voteront le jour de l’élection. Par exemple, lors de l’élection présidentielle américaine, les instituts de sondages se sont plantés magistralement dans certains États parce qu’ils avaient surestimé la proportion des noirs parmi les gens qui voteraient le jour de l’élection. Compte tenu du fait que les noirs votent très majoritairement pour le parti démocratique, cela avait conduit à surestimer le score de Clinton. Contrairement à l’erreur d’échantillonnage, qui résulte du hasard, il n’y a pas beaucoup de raisons de penser que ce type d’erreur-là tend à s’annuler dès lors que l’on considère la moyenne de plusieurs sondages. Si les instituts de sondages font plus ou moins les mêmes hypothèses (ce qui est souvent le cas parce que c’est un milieu assez incestueux), que celles-ci tendent à favoriser/défavoriser les mêmes candidats et qu’elles sont fausses, regarder la moyenne de plusieurs sondages ne résoudra en rien le problème. Cependant, je ne pense pas que ce problème se posera vraiment en France, car c’est un pays beaucoup moins divers que les États-Unis, en tout cas pour ce qui est de la population qui se déplace pour aller voter, donc je pense que les instituts de sondages ont une assez bonne idée du profil socio-économique des gens qui voteront le jour de l’élection.

Un autre problème, qui en revanche risque selon moi d’être particulièrement important pour cette élection, est que même dans le meilleur des cas, un sondage ne peut que nous dire pour qui les gens voteraient si l’élection avait lieu au moment où ils sont interrogés, ce qui n’est évidemment pas le cas. En effet, entre le moment où ils sont interrogés pour un sondage et le moment du vote, les gens peuvent changer d’avis. Je disais que cela risque d’être particulièrement important pour cette élection parce que tous les sondages montrent qu’il y a plus de gens qui ne sont pas sûrs de leur choix que d’habitude, mais comme je vais l’expliquer plus bas, c’est plus ou moins vrai selon les candidats. D’autre part, il y a des gens qui ne sont même pas sûrs d’aller voter même si de fait ils voteront et ceux-là ne sont pas pris en compte dans les sondages, ce qui pourrait également biaiser les résultats si ces gens-là ne se répartissent pas entre les candidats de la même façon que ceux qui sont certains d’aller voter. Encore une fois, je pense que ce problème risque d’être particulièrement important pour cette élection, car d’après les sondages il n’y a jamais eu autant de gens dans ce cas-là et, comme je vais bientôt l’expliquer, je pense qu’il y a d’excellentes raisons de penser qu’ils ne vont pas se répartir entre les candidats de la même façons que les gens qui sont certains d’aller voter. Comme les problèmes de représentativité de l’échantillon, le fait de regarder la moyenne des sondages plutôt que des sondages individuels ne règle pas ces problèmes, contrairement aux erreurs d’échantillonnage qui sont dues au hasard et par conséquent tendent à s’annuler quand on agrège les résultats de plusieurs sondages.

J’en viens enfin à la raison pour laquelle je pense que tout cela suggère que, même si Macron est plus ou moins au niveau de Le Pen et a toujours une avance relativement confortable sur Fillon dans les sondages au moment où j’écris ces lignes, Fillon sera au second tour contre Le Pen, même si vous allez voir que je suis très prudent. Comme je l’ai expliqué, la probabilité que les sondages se trompent est plus importante que d’habitude, car il y a beaucoup plus d’indécis — que je définis comme les gens qui font un choix quand ils sont interrogés mais indiquent qu’ils pourraient encore changer d’avis ou qui disent qu’ils ne vont pas voter même s’ils iront quand même voter le jour de l’élection — que lors des scrutins précédents. Étant donné que, même dans les conditions plus favorables auxquelles nous sommes habitués, les sondages font régulièrement des erreurs de 1%-3% (ce qui ne devrait pas vous étonner si vous avez suivi ce que j’ai expliqué plus haut sur la façon dont marchent les sondages), que les écarts entre les quatre candidats de tête sont dans ces eaux-là et que de surcroît ils tendent à se réduire, cette élection est probablement la plus indécise que l’on ait vue depuis 1981. Autrement dit, si vous assignez une probabilité très importante à un scénario en particulier, peu importe lequel, vous être complètement irrationnel. En effet, compte tenu des paramètres que je viens d’évoquer, aucune combination entre les quatre candidats de tête ne peut être exclue au second tour.  Mais je pense que ce que les sondages montrent, ainsi que l’avantage structurel de la droite en France, rendent un duel Fillon – Le Pen plus probable que les autres possibilités, ce qui ne veut pas dire que celles-ci ne pourraient pas également se produire.

D’abord, si vous regardez les sondages, ils montrent tous que les gens qui disent avoir l’intention de voter pour Le Pen et Fillon déclarent aussi bien plus souvent être sûrs de leur choix que ceux qui disent voter pour Macron et Mélenchon. Par exemple, d’après le sondage Ipsos réalisé les 12-13 avril, Macron et Le Pen sont tous les deux à 22%, Mélenchon à 20% et Fillon à 19%. Mais 32% des gens qui disent avoir l’intention de voter pour Macron et 34% des gens qui disent avoir l’intention de voter pour Mélenchon ne sont pas sûrs de leur choix, alors qu’ils ne sont que 20% chez les gens qui disent avoir l’intention de voter pour Fillon et seulement 15% pour ceux qui disent avoir l’intention de voter pour Le Pen. Même si l’on suppose que la même proportion des gens qui ne sont pas sûrs de leur choix vont effectivement changer d’avis d’ici au 23 avril pour tous les candidats, ce dont je doute fortement, ça veut dire Macron et Mélenchon perdraient davantage de voix que Le Pen et Fillon à cause des gens qui auront changé d’avis. Par exemple, si l’on suppose que, pour chaque candidat, un tiers des gens qui disent ne pas être sûrs de leur choix vont changer d’avis, Macron perdrait environ 2,3 points, Mélenchon environ 2,2, Fillon environ 1,2 et Le Pen environ 1,1. Mais les voix de ces gens-là doivent bien aller quelque part et, d’après le même sondage, si leurs électeurs sont plus souvent incertains, Macron et Mélenchon sont aussi le second choix d’un plus grand nombre de personnes.

J’ai écrit un programme pour appliquer une correction aux scores de chaque candidat dans le sondage Ipsos en fonction de la proportion de leurs électeurs potentiels qui disent n’être pas sûrs de leur choix et des seconds choix qu’ils indiquent. Le résultat de cette analyse est que, dans l’hypothèse où un tiers des gens qui disent avoir l’intention de voter pour un candidat mais n’être pas sûrs de leur choix vont en fait changer d’avis, le duo de tête reste inchangé, même si Macron gagnait une légère avance sur Le Pen.  Comme je trouvais que les seconds choix indiqués par les sondés dans cette enquête étaient surprenants, j’ai fait le même calcul avec les données du sondage réalisé dix jours plus tôt par le même institut, dont l’échantillon était dix fois plus important. Encore une fois, le duo de tête reste le même, mais cette fois Le Pen arrive légèrement devant Macron et Fillon repasse devant Mélenchon. J’ai aussi regardé ce qui se passait quand on faisait l’hypothèse qu’un plus grand nombre des gens qui ne sont pas sûrs de leur choix allaient changer d’avis et ça ne modifie pas la conclusion. Bien sûr, si l’on fait l’hypothèse qu’une plus grande proportion de ceux qui disent n’être pas sûrs de leur choix vont changer d’avis pour certains candidats que pour d’autres, les incertains peuvent avoir une influence sur le résultat de l’élection, mais il me paraît très difficile de justifier une hypothèse de ce genre en particulier, même s’il est tout à fait possible que cela se produise. Par conséquent, le fait qu’il y ait tant d’électeurs parmi ceux qui déclarent une intention qui ne sont pas sûrs de leur choix, même si c’est plus vrai pour certains candidats que pour d’autres, augmente l’incertitude du scrutin mais ne permet pas vraiment de remettre en cause l’hypothèse d’un second tour entre Le Pen et Macron. La seule chose dont je suis à peu près sûr est que, maintenant que l’hypothèse de Mélenchon au second tour est crédible, il est probable que certains des électeurs de gauche qui comptaient jusqu’à présent voter pour Macron afin d’empêcher un duel Fillon – Le Pen se reportent sur lui.

Il reste les gens qui disent ne pas avoir l’intention de voter mais iront quand même et, dans ce cas, c’est à mon avis une autre histoire. Ce qui est frappant, quand on lit tous les sondages, surtout ceux qui indiquent le second choix des gens qui disent être sûrs de voter, c’est qu’une grande partie des électeurs de la droite traditionnelle et du FN semblent avoir disparu. Comme l’ont montré études après études, ainsi que les dernières élections, la France n’a jamais été autant de droite. (Il y aurait évidemment beaucoup de qualificatifs à apporter à cette affirmation, mais ils n’ont pas d’importance pour mon raisonnement, donc je m’abstiendrai de rentrer dans les détails.) C’est en partie l’effet du quinquennat de Hollande, mais c’est aussi une tendance de fond, qui d’ailleurs ne touche pas seulement la France mais l’Europe et plus largement l’Occident. Hollande a bien obtenu une victoire contracyclique en 2012, mais à bien y regarder, c’était une victoire en trompe-l’oeil. À dire vrai, Hollande n’a pas gagné en 2012, Sarkozy a perdu, ce qui n’est pas du tout la même chose. En effet, le fait que Hollande n’avait pas du tout connu d’État de grâce à l’époque montre bien que son élection n’était pas le résultat d’un vote de conviction en sa faveur, mais d’un vote de rejet contre Sarkozy parce que celui-ci n’avait pas tenu ses promesses.

Or, quand on regarde les derniers sondages, on ne retrouve pas ça du tout. Alors qu’au premier tour des régionales de 2015, la droite et l’extrême-droite totalisaient quasiment 60% des voix, elles ne font plus que 47,5% même en comptant Lasalle et Asselineau en plus de Dupont-Aignan. Même si l’on fait l’hypothèse qu’un tiers des gens qui disent aujourd’hui avoir l’intention de voter pour Macron viennent de la droite, ce me paraît être clairement une surestimation compte tenu des seconds choix qu’ils donnent quand on leur pose la question, il manque toujours environ 5%. L’explication la plus probable, à mon avis, c’est que les gens qui disent n’être pas sûrs d’aller voter penchent nettement à droite. Or, quand les instituts de sondages calculent les intentions de vote, ils ne prennent en compte que les gens qui disent être certains d’aller voter. D’autre part, d’après les sondages, environ 35% des gens interrogés disent n’être pas certains d’aller voter. Mais il est évident que beaucoup d’entre eux vont malgré tout aller voter. Par conséquent, si j’ai raison que ces gens-là penchent nettement à droite, ils peuvent complètement changer le résultat le jour du scrutin, d’autant que comme je l’ai déjà noté les écarts sont faibles et se resserrent de plus en plus depuis quinze jours.

J’en conclus que Fillon et Le Pen feront vraisemblablement mieux que ce qu’indiquent pour l’instant les sondages, tandis que Macron et Mélenchon feront probablement moins bien, à moins que Hamon ne s’écroule complètement, mais il est déjà si bas que ça me paraît compliqué. (Puisque je parle de Hamon, le jour du second tour de la primaire du PS, j’ai écrit ceci sur Facebook : « Ce soir sur votre télévision, vous allez pouvoir regarder le PS se faire seppuku en choisissant Hamon, qui fera le pire score d’un candidat du parti depuis que Deferre s’est présenté en 1969. » Je dois dire que, deux mois et demi plus tard, non seulement il ne m’a pas fait mentir, mais il a poussé l’ineptitude bien au-delà que ce que j’avais imaginé même dans mes rêves les plus fous. D’ailleurs, il est allé un peu trop loin, parce qu’à cause de son incompétence il a laissé un boulevard à Macron au centre. Il est tellement mauvais que c’est quasiment surnaturel.) Je pense aussi que l’hypothèse d’une présence de Mélenchon au second tour va aider Fillon à mobiliser les gens qui sont tentés par l’abstention dans son électorat. Quant à Le Pen, étant donné les scores du FN aux élections intermédiaires, j’ai du mal à voir comment elle pourrait être si bas que ce que disent les sondages. Il me paraît complètement improbable que, alors que le FN avait fait quasiment 28% au premier tour des régionales en 2015, Marine Le Pen ne fasse que 22% à la présidentielle cette année. D’autant plus que, contrairement à une légende tenace, la faible participation aux régionales était plutôt de nature à désavantager le FN.

Dans un cas comme dans l’autre, je crois que leur score est quelque peu sous-estimé par les sondages, parce que leurs électeurs sont surreprésentés parmi les gens qui disent n’être pas sûr d’aller voter et, encore une fois, ils n’apparaissent pas dans les résultats des sondages. Compte tenu de la faiblesse des écarts et du fait qu’ils se resserrent, je pense que l’hypothèse la plus probable est qu’ils se retrouvent au second tour. Mais ça ne veut pas dire que j’assigne à cette hypothèse une probabilité très importante, car comme je l’ai expliqué, il y a beaucoup d’incertitude et il est tout à fait possible que le second tour oppose Le Pen à Macron, voire qu’il donne lieu à une autre configuration.

MISE À JOUR : Ce sondage Opinionway, publié quelques heures après mon billet, ne met plus Fillon qu’à un point de Macron et Le Pen.

AUTRE MISE À JOUR : J’ai fait quelques simulations avec les données du dernier sondage Ipsos, qui a un échantillon de plus de 8000 personnes et a demandé aux indécis quel est leur second choix, pour voir si ça modifiait mon analyse et ce n’est pas le cas. D’après mes calculs, tant que l’on fait l’hypothèse que la proportion des indécis qui changent d’avis est la même pour tous les candidats et que la probabilité qu’ils changent d’avis est la même peu importe leur second choix, l’ordre d’arrivée reste inchangé et les scores bougent peu. Bien sûr, rien ne dit que ces hypothèses seront vraies, donc ça ne veut pas dire que les indécis ne pourraient pas changer le résultat, mais seulement qu’il est difficile de prévoir comment.

11 thoughts

  1. My French is far from perfect, so I may have misread you, but as far as I understand, you prefer Fillon as a candidate.

    That surprises me, since Fillon, in the English-speaking media at least, is depicted as a social conservative.

    Of course, from a distance, one often has completely mistaken ideas about what goes on in another country, so could you explain your support for Fillon, if that is the case or link to a previous post where you explain it? Thank you.

    1. Fillon’s social conservatism, or at least its import, has been greatly exaggerated, especially in the US. He is less overtly religious than the vast majority of Democrats in the US. This emphasis on his social conservatism is largely something used by his opponents to scare centrists who might otherwise be tempted to vote for him.

      Even if he were as socially conservative as some people say, this wouldn’t have much relevance in my opinion, because the social-political context in France would not allow him to act on his social conservatism. At least that’s true for has to do with religion, which is what I would care about, if I thought he was going to inject it into politics. But France is such a secular country than trying to inject religion into politics is basically political suicide, which is why Fillon won’t, even though some people try to pretend he might.

      In the case of immigration, that’s a different story, but 1) he actually isn’t very opposed to immigration and 2) I actually wish he were because I am. I’m probably more opposed to mass immigration than anyone you will ever meet. My problem with Le Pen is not that she is opposed to immigration, it’s that I don’t think she had a realistic plan to deal with it and, since I also think her economic policies would be a disaster, she wouldn’t be in a position to do anything about it anyway.

      The reason I support Fillon is basically that I think he has the best economic program and would also be very good on foreign policy. I don’t think anybody else can make the reforms that are needed by the French economy and, while I think both Le Pen and Mélenchon would be excellent on foreign policy, I also think their victory would be a disaster for the economy.

      1. I’m not sure how Fillon is represented in the US, but here in France no one is denying that he’s a social conservative. He sticks up to it, himself.
        He has taken positions against same sex marriage and abortion, and although he admits that he won’t be able to modify the law on these matters during his presidency, he wants to start a culture war in order to move the Overton window back to where it was before. The laws could come, then.
        He is supported by the very conservative catholic movement « Sens Commun », that was born from the opposition to same sex marriage. His campaign team got many Sens Commun members and he just declared that he could include some of them in his government.
        Fillon is at around 45% among practising Catholics in the polls, as opposed to 20% among non practising Catholics and 7% among people with no religion.

        1. This is exactly the kind of wildly exaggerated claims I was talking about. Fillon has been in politics for more than 30 years. During all these years, he probably didn’t mention abortion without being asked specifically about it more than a few times and, even when he did, he never hinted that he would like to change the law. Indeed, things being what they are in France, trying to do so would be political suicide. You acknowledge that he won’t change the law, but say that he plans to move the Overton window, so that eventually it will be possible to change it. But this strikes me as magical thinking, since I don’t see how he could move the Overton window about this, when it’s clear that he’s not even going to talk about it. No matter what Fillon does, at the end of his term (if he is elected), the support for the law that legalized abortion will remain unchanged. As for homosexual marriage, support for it will no doubt have increased. Indeed, people on the right who think they will be able to reverse course on this, just like people on the left who fear it could happen, are completely delusional. As for the notion that Fillon’s electoral strength rests on catholics, that’s another myth: http://www.la-croix.com/France/Politique/Francois-Fillon-vote-catholique-trompe-loeil-2017-01-17-1200817878. Of course, he does quite well with practicing catholics, but they are a tiny proportion of the electorate. He also does significantly better with people who identify as practicing catholics than with people who identify as without a religion, but that’s just par for the course for a right-wing candidate in France, so it’s simply false that Fillon relies on catholics more than a typical right-wing candidate.

      2. I can see that you’re politically heterodox, neither on the conventional left or the conventional right. I’m a fairly orthodox leftist myself, but I like heretics.

        Since you seem to be a French citizen who lives and works in the United States, it strikes me as strange that you’re so supposed to immigration.

        I’m an immigrant myself, so I always feel that consistency dictates that I defend immigration for others.

        1. Excuse my error: the above should read « opposed to immigration », not « supposed to immigration ».

        2. First, since I’m in the US on a student visa, I’m not technically an immigrant. But even if I were, there would surely be no inconsistency in being opposed to immigration, unless perhaps you ascribe to me a very simplistic view about immigration. I don’t oppose immigration in general, because I think that would be stupid, but almost nobody does. I oppose mass immigration of unskilled people from third-world country in Europe, because I think it’s a disaster. I also think the case for that view is extremely strong, but I plan to discuss immigration at length on this blog, so we can talk about it when I do.

  2. Bonjour Philippe,

    Merci pour cette explication très intéressante sur la loi normale appliquée aux sondages et toutes les corrections que vous proposez qui rendent les scores particulièrement dur à anticiper.

    Ayant trouvé une trace de votre blog dans les commentaires de l’article de Rick Sterling sur le site consortiumnews, je m’étonne que vous n’évoquiez pas un potentiel biais des instituts de sondage en faveur de macron LE candidat du système.

    Dans la même vaine et avec la même précaution que S. Wallerstein sur le fait que je découvre ce blog, je me serai attendu à ce que vous souteniez Asselineau.

    Good Evening Philippe,

    Thank’s a lot for this precious contribution on explaning application of normal distribution at poll and the error mesurement and other bias you introduced.

    As I came aware of your blog, reading comment of the very well documented article from Rick Sterling on consortiumnews, I’m quite surprised you do not mention the potential poll institute bias supporting behind-the-scene Macron as THE candidate.

    More over, I would also expect you to support François Asselineau.

    1. Bien que je sois d’accord que Macron est le candidat du système, je ne crois pas vraiment que les instituts de sondages biaisent volontairement leurs résultats en faveur de Macron, car je n’ai jamais vu aucune preuve de ce genre de manipulation. Quant à Asselineau, il ne m’intéresse pas vraiment car, d’une façon générale, je crois que les souverainistes se trompent de combat. Je pense qu’il est tout à fait inexact que l’UE empêche la France d’avoir la politique dont elle a besoin, que ce soit sur le plan intérieur ou le plan extérieur. Même si j’étais d’accord avec lui, je ne verrais pas l’intérêt de voter pour lui, étant donné qu’il ne peut pas gagner. Or, je crois qu’en politique, il faut choisir le moindre mal.

  3. Quelle tristesse de se résigner à choisir le moindre mal !

    Je ne parle pas des souverainistes car celà place Le Pen et Mélenchon dans le sac qui sont 2 candidats populistes aux politiques économiques extrèmement couteuses, non financés et inefficaces.

    Cependant vu votre esprit ouvert et critique, à juste titre, concernant le traitement biaisé par les medias occidentaux de la guerre civile en Syrie, je pensais que vous auriez enquêté avec la même rigueur sur la commission européenne (38 membres non élus par le peuple) et ses « recommandations » annuelles aux pays européens.

    Que vous auriez constaté que le conseil européen les reprend mot pour mot dans ses grandes orientations de politique économique.

    Que chaque état européen fait un rapport annuel sur les politiques nationales de réformes et reprends chacune des 6 « recommandations » de la commision, explique ce qu’il a mis en ouvre ou prévu de mettre en oeuvre et les résultats obtenus ou escomptés.

    Qu’à la suite de ce rapport, la commission européenne contrôle les résultats et qu’en cas de dérapage elle peut émettre des avertissements, qui se transformeront en pénalités à hauteur de 0,2 % du PIB (environ 5 milliards d’euros pour la France) si l’état membre ne corrige pas sa copie.

    Ce joli mécano européen rend toute initiative économique structurelle impossible et explique pourquoi depuis tant d’années, que le gouvernement soit de droite ou de gauche, il applique au fond la même politique économique dictée par la commission européenne et se contente d’artifice sur la forme.

    Ce qui sous-entend que ce soit Macron ou Fillon qui soit élu (en imaginant que Le Pen et Mélanchon n’arriveront pas à transcender leurs socles d’électeur) ils appliqueront pour l’essentiel la même politique économique.

    Pourquoi devons nous continuer à accepter qu’une commission de 38 membres non élus aient un tel pouvoir de recommandation, surveillance et sanction et empêche toute politique économique divergente ?

    1. Je crois connaître assez bien le fonctionnement des institutions européennes, ce qui est précisément la raison pour laquelle je pense que ces histoires de diktat imposé par Bruxelles sont de la foutaise. Par exemple, vous dites que la Commission nous impose de respect les critères de Maastricht, dont l’obligation d’avoir un déficit en dessous de 3%. Mais c’est tout simplement faux, car la Commission ne peut rien nous imposer du tout, c’est le Conseil européen qui décide. Or, le Conseil européen est composé des chefs d’État et de gouvernement et, sur la question des sanctions en cas de non-respect des règles sur le déficit ou la dette, la décision se fait à la majorité qualifiée inversée: http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=URISERV:l25020. En pratique, cela signifie qu’un grand pays comme la France ne peux pas être sanctionné, car il faudrait pour cela que 16 des 28 États représentant au moins 65% de la population de l’UE votent en faveur de sanctions. Cela n’arrivera jamais parce que les États qui feraient ça prendraient le risque d’un vote défavorable de la France quand leurs intérêts seront en jeu et il n’y aura jamais assez d’États pour prendre un tel risque parce que la France n’est pas le Luxembourg. De fait, la France viole allègrement les règles sur le déficit et la dette depuis des années, sans avoir jamais été sanctionnée. Même si la Commission pouvait vraiment imposer le respect de la règle des 3% de déficit, ça ne me poserait aucun problème, car je ne crois pas un seul instant qu’une politique économique consistant à augmenter le déficit réglerait nos problèmes, bien au contraire.

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